La scène

[ Des débuts en solo difficiles ] [ Enfin, la reconnaissance… ] [ Les concerts avec son groupe ] [ Retour à une plus grande intimité ]

      Jeff Buckley était avant tout un homme de scène. En effet, des années avant de sortir son album Grace, Jeff traînait déjà sa guitare dans toutes sortes de clubs et bars. Cet amour de la scène, il l'explique lui-même comme une nécessité dans sa vie, sans laquelle il s'écroulerait et succomberait. C'est d'ailleurs en donnant un concert en hommage à son père dans une église new-yorkaise qu'il débute sa carrière.

      Il était un extraordinaire showman, toujours prêt à entraîner le public dans l'ambiance de ses concerts. J.B. avait cette capacité particulière de rentrer dans une transe soit extatique, soit recueillie, mais toujours en communion avec son public. Pour tous ceux qui ont eu la chance d'assister à un de ses concerts, c'est un moment unique qui reste gravé dans la mémoire.

      Cependant, le public n'a pas toujours été aussi admiratif, et il a fallu beaucoup de travail à Jeff pour arriver à ce stade…

Des débuts en solo difficiles

      C'est avec sa guitare acoustique que J.B. débarqua à New-York, avec une pile de chansons qu'il avait écrites lui-même. Il a alors commencé à jouer dans tous les cafés, bars, pubs et clubs qu'il pouvait trouver. Ainsi, il est apparu dans des lieux très variés, tels que Sin-é, Fez, First Street Cafe, Cornelia Street Cafe, Bang On, Tramps ou the Knitting Factory. Seul avec son instrument, cela a été très dur pour lui au début de s'imposer : les personnes présentes n'étaient que rarement intéressées par sa musique.

      Durant de long mois, Jeff a du faire face à un public indifférent, qui ne cessait de discuter durant ses performances. Il avoue même être plusieurs fois retourné chez lui, après avoir donné un concert, avec un terrible mal de tête… Ainsi, il a été nécessaire pour lui de se battre pour imposer sa musique, en essayant de jouer plus fort que le bruit ambiant. Cependant, cette technique ne lui a pas apporté le succès escompté.

      Alors, J.B. a petit à petit appris à utiliser toutes les choses présentes dans la salle de concerts pour jouer sa musique. En effet, pour lui, un air de musique doit résonner et être en accord avec tout ce qui l'entoure. Ainsi, si les gens parlaient, il les laissait parler, et ils faisaient à leur tour parti de la musique. Même le bruit de la vaisselle lavée par les plongeurs des cafés devait être incorporé dans la performance !

      En arrêtant de se battre avec le public pour se faire entendre, Jeff a conquis ses faveurs en faisant de lui un élément, un instrument du concert. C'est alors que, tout naturellement, le succès a arrêté de lui tourner le dos.

Enfin, la reconnaissance...

      Après plusieurs mois de concerts au Sin-é, le public s'est peu à peu étendu et diversifié. Alors qu'auparavant, les gens venaient par hasard boire un café, maintenant, ils venaient tous les lundis soirs, fidèles, assister au concert de Jeff Buckley. Enfin, ce sont les limousines qui ont finies par s'aligner à l'entrée du désormais célèbre club. La salle devenait bien trop petite pour accueillir tout ce monde…

      Ce sont principalement des personnes du milieu intellectuel qui venaient assister aux performances de Jeff. Pour ce dernier, ces gens, déprimés par leur travail, venaient rejoindre leurs rares amis au Sin-é. Ainsi, fatigués de faits et de savoirs, leurs âmes avaient besoin de sensations non-guidées par leur intellect. Et c'est justement ce que leur proposait J.B., en se mettant à leur diapason sur le plan émotionnel. De plus, avec ce succès naissant, une certaine aisance s'est développée chez Jeff, ce qui lui a permis de libérer son potentiel de voix, auparavant très peu exploité. Enfin, il n'hésitait plus à faire le mariole sur scène, en véritable comique, libéré de la pression de la reconnaissance.

      Cependant, la carrière de J.B. sur scène ne se limite pas à ses performances en solo dans les clubs obscurs. En effet, pour lui, cette période de sa vie n'a été qu'une étape nécessaire pour trouver un groupe. Il n'a jamais eu l'intention de faire une carrière en solo, mais il a préféré se donner le temps nécessaire pour constituer un groupe avec lequel il soit en parfait accord.

Les concerts avec son groupe

      Au fil du temps et des nouvelles connaissances, Jeff a réussi à constituer un groupe de musiciens authentiques, avec lesquels il se sentait capable de réaliser bien plus qu'en solo. Ces partenaires étaient Mick Grondhal à la basse, Matt Johnson à la batterie et Michael Tighe à la guitare. Avec ces derniers, J.B. a enregistré son seul album, Grace. Le succès grandissant, le groupe a alors entrepris d'effectuer plusieurs tournées mondiales entre 1994 et 1996. Au programme : l'Angleterre, l'Irlande, le Japon, la France, l'Allemagne, l'Italie, la Hollande, la Belgique, les Etats-Unis, et l'Australie.

      Cette nouvelle orientation de sa carrière a sans doute permis à Jeff Buckley de se libérer pour délivrer le meilleur de lui-même en concert. Lorsqu'il entrait sur scène, un stupéfiant charisme naissait, malgré une vulnérabilité introvertie. Par la suite, il chantait avec émotion, séduction, puissance et passion. Parfois, il était tellement habité par ses chansons qu'il préférait garder les paupières closes, pour ne pas avoir à affronter la tempête qu'il venait de semer. Puis, quand il ouvrait à nouveau les yeux, son regard hagard, distant révélait bien son état de transe. Un peu mystique, J.B. pensait que la transe était la parfaite unité de son corps et de son esprit, sans aucune séparation entre ce qu'il chantait et ce qu'il ressentait. En quelque sorte, c'était un moment où il ne pouvait plus intervenir, devenu spectateur de ses propres émotions et réactions. Le public ne pouvait pas rester indifférent à cette authenticité, entrant en communion profonde avec l'artiste.


      Cependant, rien n'aurait été possible sans le reste du groupe, ce dont était bien conscient J.B. En effet, ils étaient bien plus que de simples musiciens, car sur scène ils jouaient tel un unique instrument avec 40 doigts, 4 battements de cœur et une magnifique voix. Les longues heures de répétitions leur avaient permis de se calquer sur le style musical du leader, en y apportant puissance et diversité sonore. Grâce à cet accord, le groupe pouvait se permettre de jouer en improvisation, en ne décidant que de la première chanson à interpréter durant le concert. Tout le reste, le choix et l'ordre des titres joués, la longueur des morceaux, le tempo, se décidait au cours de la performance. Ainsi, Jeff pouvait diriger sa bande avec un simple hochement de tête, un regard, un certain mouvement de sa guitare ou un signe de main.

      De plus, les concerts de Buckley et de son groupe avaient le mérite d'être à chaque fois différents. Soucieux de toujours respecter le public venu assister au concert, J.B. mettait un point d'honneur à ne jamais interpréter 2 fois une chanson de la même manière. Ainsi, les morceaux avaient l'habitude de s'allonger durant les concerts, incluant des parties improvisées par le groupe et son chanteur. Le style musical dépendait également de l'humeur de Jeff, qui n'hésitait jamais à passer d'un extrême musical à l'autre. Par exemple, les titres musclés comme Eternal Life constituaient souvent un pic de puissance, avec une voix déchirée et des instruments saturés, dépassant de loin l'intensité atteinte par les versions enregistrées en studio. A l'opposé, l'interprétation de Hallelujah de Leonard Cohen se transformait en moment de recueillement, avec un tempo beaucoup plus lent, un ton plus mélancolique, et un impact plus important que pour la version album.

      Tous ces aspects rendaient les concerts de Jeff Buckley uniques et pénétrants. Certes, cela déplaisait parfois à certains spectateurs, venus chercher le calme de Grace, et trouvant un spectacle éclatant d'intensité et de puissance. A ceux-là, J.B. avait coutume de répondre que la musique devait être semblable à l'acte sexuel : quelques fois on l'aime tendre et doux, parfois on le préfère dur et agressif.

Retour à une plus grande intimité

      Ensuite, Jeff Buckley a pris une décision étrange : arrêter momentanément les grandes tournées pour effectuer une série de concerts secrets aux USA durant l'année 1996. Il a donc commencé à donner des performances en solo, sous des noms d'empreints : the Crackrobats, Possessed By Elves, Father Demo, Smackrobiotic, Crit Club, Topless America, Martha & the Nicotines, A Puppet Show Named Julio. Ce choix délibéré, et grandement critiqué par des fans frustrés de ne pas pouvoir voir leur idole en concert, est révélateur de la personnalité de l'artiste désireux de se ressourcer.

      En effet, J.B. avait réalisé que le succès lui avait retiré tout sens critique sur lui-même. Quelle que soit la qualité de ses performances, le public était toujours ravi, victime du phénomène d'adoration. Le précieux luxe du risque de l'échec, de la tentation de l'abandon qu'il avait appris à dompter et à utiliser pour créer son œuvre, tout cela lui manquait à présent. Son manque de confiance en lui le poursuivait à nouveau, et le Phantom Solo Tour semblait pour lui le seul moyen de survie et d'auto-évaluation. En étant à nouveau seul face à un public qui ne le connaissait pas du tout, il pouvait repartir de zéro, et tester ainsi les nouvelles chansons en préparation pour son prochain album, My sweetheart the drunk.

      Par la suite, il a recruté un nouveau batteur dans son groupe, Parker Kindred. Malheureusement, Jeff n'a pas eu le temps de " sortir de son trou " pour effectuer à nouveau une tournée mondiale basée sur son nouvel album…

 

      En solo ou en bande, Jeff Buckley adorait jouer sur scène, renouant avec le premier aspect de la musique qu'il avait découvert en débarquant à New-York. Même s'il passait beaucoup de temps en studio à perfectionner ses morceaux, il n'hésitait pas à les faire voler en éclats durant les concerts, en les transcendant en de nouvelles versions tellement différentes des originales… et pourtant tout aussi grandioses.

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